Texte intégral
1Se prêter à la lecture de l’ouvrage de Jean-Loup Amselle, L’ethnicisation de la France,
est une expérience intéressante à plusieurs niveaux. Tout d’abord, rien
ne vaut mieux qu’une prise de distance vis-à-vis des discours politique
et médiatique qui entourent un sujet comme celui développé ici ; la
discipline anthropologique, sur laquelle se base cet ouvrage, le permet.
Ensuite, l’ouvrage n’est ni consensuel, ni partisan, il est simplement
critique et très actuel. Autre point d’intérêt, Jean-Loup Amselle
parvient très bien à bousculer nos habitudes de penser, notamment en
déconstruisant un certain nombre de notions utilisées dans le langage
commun. Ces trois points ne sont bien évidemment pas exhaustifs, mais
ils suffisent pour tenter de rendre compte des idées forces de ce petit
ouvrage.
2L’ethnicisation de la France
s’interroge sur les raisons qui amènent aujourd’hui la société
française à « penser en termes culturels », à « estimer que les grands
débats qui agitent nos sociétés [sont] essentiellement d’ordre culturel
ou ethnique » (p.13).
- 1 Venus de Germanie et ancêtres de la Noblesse
- 2 Autochtones et ancêtres du Tiers Etat
3Après
une introduction qui a le mérite de poser le ton, la première partie
intitulée « Vers un multiculturalisme à la française », se donne pour
fil conducteur l’idée de race qui a traversé l’histoire de France de
part en part. Si dès le XVIIe siècle, avec Boulainvilliers, s’opposent
deux segments de populations : les Francs1 et les Gaulois2,
les politiques colonisatrices mises en œuvre plus tard avaient pour
objectif l’assimilation des « indigènes » à la République, alors même
qu’ils ne bénéficiaient pas du même statut que les vrais
citoyens français. C’est justement dans cette dimension
assimilationniste que l’auteur comprend la nécessité « pour fonctionner,
[de] l’existence de stocks différents de populations » (p.40).
Autrement dit, l’inclusion dans un processus d’assimilation nécessite
l’existence d’une population segmentée. En reprenant les évolutions qui
ont jalonné l’histoire française, Jean-Loup Amselle parvient à faire des
parallèles entre les politiques mises en place récemment et celles qui
ont vu le jour il y a bien longtemps : l’exemple le plus parlant étant
celui de la gestion des « quartiers sensibles ou difficiles, les zones
d’éducation prioritaire, les zones franches, etc. » (p.44) qui s’inscrit
dans la lignée de l’administration indirecte qui était de vigueur dans
les colonies. En déléguant certains territoires ou types de population
au monde associatif, c’est une « politique de l’Etat libéral
communautaire » (p.45) qui se développe.
4Le
second chapitre « L’ethnicisation des rapports sociaux : Réalité
objective ou mise en scène réglée du corps social ? »rend compte de
l’aspect politique actuel de la question traitée. De quelle manière
cette question ethnique, raciale, peut-elle être instrumentalisée par
les partis politiques, et ce quelle que soit leur couleur politique ?
Avec la création du ministère de l’Immigration, de l’Identité nationale
et du Développement solidaire, ou encore l’affaire des tests ADN
destinés à prouver la filiation lors d’un regroupement familial, le
président de la République élu en 2007 a clairement défini sa politique
et sa stratégie de communication. En ce qui concerne la gauche, même si
les objectifs n’étaient pas les mêmes, on a vu se développer un discours
« postmoderne et postcolonial » (p.53) basé sur la reconnaissance des
minorités visibles, du « fragment » selon Amselle. Doite et gauche
sont-ils sur la même longueur d’ondes ? Les clivages politiques sont-ils
effacés dès lors que l’on aborde ce sujet ? se demande Amselle.
5Le
troisième chapitre, « La séquence « Roms » », met la focale sur le
processus de fragmentation développé plus tôt, et rend compte de la
manière dont le parti politique au pouvoir a axé son mandat sur une
succession de séquences, notamment en ce qui concerne les questions
ethniques et raciales. Entre la séquence « issus de la diversité » au
pouvoir, celle des « statistiques ethniques », ou encore la séquence
« identité nationale », le Président a su fragmenter l’électorat tout en
séduisant le plus grand nombre. En prenant l’exemple de la « séquence
Roms », Jean-Loup Amselle fait réapparaître le « fondement raciologique
de l’appareil d’Etat français » (p.73), mis en lumière par le fichage
des « minorités ethniques non sédentarisées » et la division en
catégories à risque.
6L’une
des idées majeures qui ressort de l’ouvrage est sans doute celle qui
concerne la question du déclin du social, de l’abandon d’une pensée en
termes de lutte de classes et de mobilisation syndicale, versus le
développement des « identités individuelles » et « fragmentaires », se
pensant de plus en plus en termes ethniques. Cette dimension fragmentée
des identités individuelles et par là-même des groupes, prend selon
Amselle une ampleur politique. Revenant de manière historique sur les
politiques assimilationnistes en vigueur à l’heure des colonisations,
l’auteur explique dans cette optique la nécessité « pour fonctionner,
[de] l’existence de stocks différents de populations » (p.40). Autrement
dit, l’inclusion dans un processus d’assimilation nécessite l’existence
d’une population segmentée. Mais l’instrumentalisation de cette
question ethnique et raciale par les partis politiques, quel qu’ils
soient, est tout autant actuelle qu’elle n’est historique. Le processus
de fragmentation de la population française est aujourd’hui utilisé
selon l’auteur, par les deux principaux courants politiques français,
même s’ils n’ont pas les mêmes objectifs. Le questionnement qui
sous-tend ce constat reviendrait à se demander si les clivages
politiques s’effacent dès lors que l’on aborde ce sujet.
7Toujours
sur le versant politique, c’est selon Jean-Loup Amselle, la
fragmentation de la population qui permet avant tout de fragmenter
l’électorat, ceci afin d’« opérer une nouvelle découpe du corps social
pour en faire un corps politique manipulable » (p.59). La nouvelle
découpe consiste en une découpe verticale du corps social, en opposition
à la découpe horizontale lorsque l’on parle en termes de classes
sociales.
- 3 L’auteur prend pour exemple le CRAN, Conseil Représentatif des Associations Noires de France.
8En
prenant pour exemple les politiques mises en œuvre par l’actuel
président, l’auteur fournit des illustrations intéressantes au regard de
la question étudiée, dénonçant tantôt dans les catégories ethnicisées
un aspect de pure construction sociale, tantôt les « entrepreneurs
d’ethnicité » (p.81) qui y participent3.
- 4 Emission France culture, Du grain à moudre, Hervé Gardette, « Minorités visibles en politique : fa (...)
9Si
l’idée de fragmentation du corps social est en arrière-plan tout au
long de l’ouvrage, la question de l’essentialisation des identités et du
rapport à l’universalisme le traverse également de part en part. La
race est-elle soluble dans la classe, est-elle surdéterminante en
dernière instance ? Jean-Loup Amselle tente d’y répondre dans
l’avant-dernier chapitre en partant des idées de trois intellectuels,
Aimé Césaire, Franz Fanon et Edouard Glissant. En ressort une méfiance
de sa part concernant les classifications ethniques, qui, selon lui,
nous apprennent très peu de choses sur la structuration de la France4,
semblant dire par là que les approches en termes de classes sociales
sont bien plus significatives et révélatrices du climat social actuel.
10Le
dernier chapitre, « Le multiculturalisme alimentaire », aborde la
question des pratiques alimentaires comme révélateur de la dimension
multiculturelle de notre société. L’auteur rappelle que la question du
respect de la différence alimentaire ne va pas sans poser de question
sur la situation « de porte-à-faux » dans laquelle se trouve la
République française : entre un universalisme républicain et une large
imprégnation chrétienne au sein de ses institutions.
11En
conclusion, Jean-Loup Amselle questionne la transposabilité de cette
dimension ethnicisée à l’échelle de la planète, en répondant par
l’affirmative. Selon lui, la « production d’entailles verticales »
(p.131) dans le corps social serait possible à toutes échelles
aujourd’hui, au motif qu’elles représentent une « formidable force de
mobilisation comparée à celle reposant sur la classe » (p.131). En
effet, en opposition avec la classe, nous dit Amselle, la nation ou
l’ethnie peut regrouper les individus sur une base qui peut n’être
qu’une fiction d’une origine commune, le risque étant par la même
occasion, le renforcement de l’identité « blanche et catholique »
(p.134).
12Comme
évoqué plus haut, l’ouvrage de Jean-Loup Amselle recèle de nombreux
intérêts pour tous ceux qui souhaitent avoir un regard clair sur la
question traitée. La dimension collective se mêle à celle individuelle ;
le point de vue français est situé au regard de l’international, et le
regard distancié côtoie le versant politique et médiatique actuel.
Pourtant, au moins une critique pourrait être formulée : l’ouvrage
manque parfois de continuité ce qui ne favorise pas toujours la
compréhension des liens entre les différentes questions étudiées. Dans
un petit volume de 136 pages, les nombreuses thématiques abordées n’ont
pas l’espace pour être suffisamment exploitées malgré leur potentiel
intrinsèque ; cela peut nous laisser sur notre faim.
Notes
1 Venus de Germanie et ancêtres de la Noblesse
2 Autochtones et ancêtres du Tiers Etat
3 L’auteur prend pour exemple le CRAN, Conseil Représentatif des Associations Noires de France.
4 Emission France culture, Du grain à moudre,
Hervé Gardette, « Minorités visibles en politique : faut-il copier le
modèle américain ? », avec Patrick Lozès, James Cohen et Jean-Loup
Amselle, 09/11/2011 (http://www.franceculture.fr/emission-du-grain-a-moudre-minorites-visibles-en-politique-faut-il-copier-le-modele-americain-2011-1)
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