sâmbătă, 24 octombrie 2015

Nicolas Trifon. Quel avenir pour les Hongrois de Transylvanie ? l’analyse de Rogers Brubaker

Quel avenir pour les Hongrois de Transylvanie ?
l’analyse de Rogers Brubaker

Accompagné de trois jeunes collègues, un Américain familiarisé avec la région, Jon Fox, une Roumaine de langue maternelle hongroise, Margit Feischmidt, et une autre Roumaine de langue maternelle roumaine, mais parlant aussi le hongrois, Liana Grancea, le sociologue Rogers Brubaker a procédé à une enquête de terrain ayant comme cadre Cluj, en hongrois Kolozshvar, ville faisant office de capitale en quelque sorte de la Transylvanie, province hongroise pendant la période allant du compromis austro-hongrois de 1867 à la Première Guerre mondiale, roumaine entre les deux guerres, hongroise pendant la Seconde Guerre et à nouveau roumaine depuis. Il s’agit, précise-t-il d’emblée, non pas d’un livre sur Cluj mais sur la politique nationaliste et l’ethnicité telles qu’elles se laissent appréhender à partir des réalités observées dans cette ville pendant la période 1995-2001. Autrement dit, son propos ne se limite pas à Cluj mais concerne aussi la Transylvanie tout entière et en règle générale la problématique liée à ce que l’on appelle en Europe centrale les minorités nationales dans leurs rapports avec la nation majoritaire dans l’Etat où elles se trouvent et à la nation de l’Etat voisin dont elles se réclament.
Cette enquête débouche sur une analyse qui conduit à des conclusions qui vont à rebours non seulement des discours nationaux hongrois et roumain mais aussi de la plupart des récits journalistiques, des diagnostics des politistes et autres considérations émanant des personnalités de tous bords qui ont été amenés à s’exprimer sur le sujet.
Pour R. Brubaker, « l’ethnicité n’est pas une chose, un attribut, une sphère distincte de la vie, mais une manière de comprendre et d’interpréter l’expérience, une manière de parler et d’agir… De même, la nationalité n’est pas un fait ethnoculturel, mais la charpente ou le cadre d’une vision, un idiome culturel, une revendication politique. »1. Les deux sont étudiées non seulement dans la multitude des formes et des voies publiques (commémorations, pèlerinages, etc.) ou privées (correspondance, pratiques sociolinguistiques, etc.) à travers lesquelles elles se manifestent mais aussi dans des registres temporels multiples.
Le nationalisme « nationalisant » à l’œuvre en Transylvanie :
un regard anthropologique sur une histoire trop souvent malmenée
Une des premières choses qui surprend est la clarté avec laquelle R. Brubaker fait le point sur les effets « nationalisants » des nationalismes d’État hongrois et roumain à l’oeuvre en Transylvanie depuis le milieu du XIXe siècle2. Il le fait à partir de données historiques connues pour la plupart mais qui, croisées avec une multitude d’autres données et présentées dans une perspective partisane, donnent une image brouillée de cette période. En effet, à chaque changement de souveraineté sont mises en route des politiques et des pratiques de nationalisation s’efforçant de rattacher la Transylvanie tour à tour à une Hongrie « unitaire et indivisible » puis de l’État nation roumain3.
Dans le premier cas, le « cœur de la nation » hongroise était politiquement, économiquement, socialement et culturellement fort mais démographiquement faible, mis à part en ville. En Transylvanie, sur l’ensemble de la population les Roumains représentaient 53,8 %, les Hongrois 31,6 % en 1910. L’objectif politique du nationalisme était donc de renforcer la base ethno-culturelle du cœur de la nation à travers l’assimilation. Le problème était que le gros de la population se trouvait en ce temps à la campagne et que l’assimilation n’a donné les résultats escomptés que dans certains cas, parmi les Juifs par exemple, mais pas parmi les Roumains. On peut donc conclure que ces tentatives se sont soldées plutôt par un échec. Dans le deuxième cas, l’entre-deux-guerres, le « cœur de la nation » roumaine était démographiquement fort, à l’exception des villes, mais politiquement, économiquement, socialement et culturellement faible. Il fallait donc agir pour renforcer le pouvoir politique, économique, social et culturel de la nouvelle nation titulaire plutôt que de rechercher l’assimilation des non-Roumains.4 Les résultats des actions entreprises ont été plus probants, mais sommes toutes assez modestes si on laisse de côté le domaine politique. En effet, sur le plan politique, les choses ont vite changé de fond en comble dans cette province avec notamment le départ ou l’éviction des fonctionnaires hongrois et les changements structurels opéré dans d’autres domaines par le nouveau pouvoir législatif et administratif. Les Roumains ont certes renforcé leur présence en ville en passant de 17,7 % en 1910 à 34, 4 % en 1930 - alors que les Hongrois passaient de 64,6 % à 44,9 % - mais sans devenir majoritaires pour autant. En matière d’éducation, le roumain a remplacé le hongrois à partir du secondaire ce qui permit une hausse significative du niveau de scolarisation de ceux qui avaient le roumain comme langue maternelle. Bien implantées et bien encadrées, les écoles confessionnelles hongroises continueront cependant de jouer un rôle non négligeable dans la transmission de la langue et l’éducation des enfants hongrois. 52 % d’entre eux les fréquentaient pour l’enseignement élémentaire5. Le hongrois s’est relativement bien maintenu, en sorte qu’il restera souvent la langue de communication en milieu urbain pendant les vingt-deux ans d’administration roumaine6. Le retour brutal de l’ancien régime lors de la prise de contrôle du nord de la province par la Hongrie entre 1940 et la fin de la guerre marquera certes les esprits, si on pense notamment au choc provoqué par les mouvements de population et les représailles qui s’ensuivirent, mais durera trop peu pour avoir un impact durable.

La période communiste : avancées institutionnelles, ravages de l’industrialisation/urbanisation massives et « génocide culturel »
Des changements nettement plus substantiels surviendront sur le plan national après l’arrivée des communistes au pouvoir. Ils n’étaient pas forcément recherchés, dans un premier temps tout au moins, si l’on pense aux conséquences de l’industrialisation et de l’urbanisation surtout mais aussi aux changements survenus dans d’autres domaines tel l’enseignement. Désormais l’enseignement en hongrois y compris après le niveau secondaire et jusqu’au niveau universitaire sera assuré et la minorité hongroise jouira de toute une série de droits culturels. Il s’agissait là d’un changement de taille par rapport à l’entre-deux-guerres. Cependant, l’expropriation en 1948 des écoles confessionnelles et la cessation de l’enseignement primaire qu’elles dispensaient allaient être mal vécue par nombre de Hongrois parce qu’il s’agissait d’un dispositif institutionnel clé pour l’autoreproduction ethnique, fait remarquer RB7.
Progressivement, certains « acquis » de l’immédiat après-guerre ont été abolis. Par exemple, en 1959, l’université hongroise Bolyai a été intégrée à l’université roumaine, tandis qu’en 1968 la Région autonome hongroise, fondée en 1952, a été dissoute, rappelle R. Brubaker qui qualifie cependant d’« exagérations grotesques » l’accusation de génocide culturel portée par certains à propos des années 1970 et 1980. Sans doute il y a eu homogénéisation brutale et rhétorique virulente anti-hongroise mais, si elles ont été affaiblies, les institutions (écoles, maisons d’édition, centres culturels, presse…) assurant la reproduction de la minorité hongroise sous les régime national communiste n’ont pas été détruites pour autant. Ce sont ces institutions qui ont permis, au lendemain de la chute de Ceauşescu, l’émergence d’organisations ethnopolitiques hongroises efficaces, et assuré le succès du futur « parti hongrois », l’Union démocratique des Magyars de Roumanie, structure regroupant des associations culturelles, caritatives, religieuses, éducationnelles…8.

L’après-Ceauşescu
Toujours est-il qu’en 1992 les Roumains grimpaient de 58,2 % (sur l’ensemble de la population de Transylvanie) et de 34,4 % (pour ce qui est de la population urbaine) en 1930 à 73,6% et 75,6%, alors que les Hongrois passaient de 26,7% et de 44,9% à 20,8% et 20,3 %. Dix ans plus tard, cette tendance continuera de s’accentuer au même rythme. Sans doute, diverses interventions ont pu accentuer les effets de l’industrialisation/urbanisation sur la population hongroise, sans changer cependant grand-chose à la tendance générale.
L’enquête proprement dite a eu lieu entre 1995 et 2001, pendant une période où la ville de Cluj était quotidiennement assaillie par les provocations de son maire Gheorghe Funar, élu en février 1992, en poste jusqu’en juin 2004. Son successeur fera quelques ouvertures envers ses administrés hongrois et mettra fin à ses initiatives provocatrices. Cependant, comme le rappelle l’auteur dans son Epilogue, pour la plupart des habitants de la ville, y compris et surtout Hongrois, l’expérience de l’ethnicité de tous les jours n’a pas changé avec le départ de G. Funar. « Quand elle est véhiculée par des revendications politiques ou symboles, l’ethnicité est facile à voir, même trop facile à voir », écrit-il à propos de la rhétorique incendiaire de Funar et des contre-revendications de certains Hongrois. «  De l’extérieur, il est facile de voir les drapeaux et les signes tricolores roumains (implantés de manière ostentatoire par le maire nationaliste un peu partout dans sa ville), ce qui est plus difficile de voir c’est comment ces drapeaux sont vus ou ne sont pas vus par les habitants ordinaires de Cluj. »9 Envisagées dans cette perspective, les interactions saisies dans la vie de tous les jours sur le plan langagier, institutionnel ou encore politique conduisent à des analyses d’une rare subtilité qui font que ce livre restera longtemps une référence en la matière.
Dans l’Epilogue, R. Brubaker critique ceux qui, à l’heure de la globalisation et de l’Union européenne, soutiennent que l’Etat-nation n’est plus capable d’imposer sa politique de nationalisation, d’homogénéisation de sa population, et pensent que ceci favorisera le maintien et même l’affirmation croissante de l’identité ethnique des minorités et des diasporas. C’est tout le contraire qui se passe avec une minorité historique, bien implantée, active, comme les Hongrois de Roumanie. « Le déclin absolu et relatif de la population hongroise de Cluj et des autres villes de Transylvanie10 a été accéléré après 1989, malgré l’affaiblissement des pressions nationalisantes de l’Etat roumain et le renforcement substantiel du monde hongrois. »11
« La littérature concernant les droits des minorités a accordé une attention soutenue aux politiques et aux cadres légaux de nationalisation et de reproduction ethnique. Elle a accordé en revanche trop peu d’attention aux processus sociaux tels que la dynamique de la migration, de l’intermariage, de l’usage de la langue, du choix scolaire et de l’identification ethnonationale au sein des familles mixtes ».12 Le monde hongrois est largement auto-reproductif, mais pas complètement. Les processus sociaux qui ronge le monde hongrois n’ont pas grand-chose à voir avec le nationalisme roumain, l’érosion a progressé même si le nationalisme roumain a faibli. »13
C’est une ironie de l’histoire, dans une région riche dans ce genre d’ironies, que de constater que la nationalisation d’une région de frontière multiethnique, polyglotte et multiconfessionnelle continue même lorsque les théoriciens du postnationalisme et du transnationalisme célèbrent la mort de l’Etat nation.
Ce jugement est suffisamment argumenté pour être pris en compte et discuté indépendamment des réserves que l’on peut formuler, et il m’a paru intéressant de le présenter. Il serait, par exemple, intéressant de faire une enquête auprès des habitants des villages et des petites villes du pays sicule, où la situation n’est pas tout à fait la même que celle qui prévaut dans une ville Cluj. Ou encore : les pressions psychologiques exercées par l’Etat « nationalisant » et la société roumaine, cette dernière surtout après 1989, sont difficilement quantifiables et pas toujours repérables et il faudrait probablement en tenir davantage compte.
« Le risque pour ce genre de travail est qu’il devienne lui-même partie prenante dans les disputes qu’il entend éclairer et non pas entretenir, fait remarquer l’auteur de l’avant-propos à la traduction roumaine de ce livre qui s’adresse, précise-t-il autant aux nationalistes qu’aux antinationalistes »14. Le problème est que dans la région les antinationalistes sont peu nombreux tandis que les nationalistes, roumains et hongrois, ne manqueront pas de suspecter R. Brubaker de parti pris en faveur de leurs concurrents. Accepter le « verdict » de R. Brubaker ce serait un désaveu cinglant pour les deux : les Roumains se verraient privés des raisons qui alimentent la peur sur laquelle repose leur nationalisme exclusiviste poussé jusqu’à l’absurde tandis que le soutien indéfectible aux propositions à la fois irréalistes et démagogiques du « parti hongrois » prendrait un coup et limiterait la tendance des Hongrois à l’auto-exclusion. Faut-il encore rappeler que le climat de tension actuel entretient des formes de pathologie dans la vie de tous les jours qui font plus de dégâts que les affrontements rhétoriques cycliques opposant les ténors des deux partis nationaux15 et même les explosions de violence, heureusement assez rares, depuis les affrontements « interethniques » provoqués par les services de l’ancienne Securitate en mars 1990 à Târgu Mureş (Marosvásárhely) qui se sont soldés par 5 morts ?
Nicolas Trifon
Le 20 sept. 2015

1 Nationalist Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town/Rogers Brubaker, Margit Feischmidt, Jon Fox, Liana Grancea, Princeton : Princeton University Press, 2006, p. 358.
2 R. Brubaker ne se réfère que très rarement à la « nation » préférant utiliser les notions de nationalness et nationalhood (nationalité), son objectif étant plutôt d’analyser le « nationalisme sans la nation ». Pour ce qui est du nationalisme, il met l’accent sur son aspect « nationalisant », à travers notamment l’Etat. Enfin, il ne s’intéresse à l’histoire qu’à partir de la révolution de 1848 quand s’esquisse le projet politique national hongrois.
3 Nationalist Politics…, op. cit. p. 62
4 En Roumanie, on s’est contenté en général de « renationaliser » les personnes que l’on estimait qu’elles avaient été dénationalisées. Nationalist Politics…, op. cit. p. 69-70.
5 Id. p. 76
6 Id. p. 76.
7 Id. p. 83-84
8 Id. p. 88. Pourtant, dans l’élan révolutionnaire de décembre 1989, on a pu entrevoir des signes de réconciliation. A l’annonce de la mort du dictateur, raconte R. Brubaker, des Hongrois ont entonné à leur tour Desteaptă-te române ! (Eveille-toi Roumain). Subitement, l’ethnicité a été éclipsée par d’autres identifications. Ecrit en 1848, ce poème, l’hymne roumain actuel, appelait à l’origine à se soulever contre la tyrannie des Habsbourgs et des Hongrois. Cette fois-ci, en décembre 1989, c’est de la tyrannie communiste qu’il était question, et ceux qui étaient appelés étaient les Roumains comme citoyens : les Hongrois avaient donc toute leur place ! Cela ne durera pas. (Id. p. 122)
9 Id. p. 358.
10 En dix ans, entre 1992 et 2002, le pourcentage des Hongrois de Cluj comme de l’ensemble des villes de Transylvanie est passé de 22,8% et 20,3% à 19,0% et 18,3%.
11 Nationalist Politics…, op. cit.. p. 368.
12 Id. p. 372
13 Id. p. 373
14 Politică naţionalistă şi etnicitate cotidiană într-un oraş transilvănean/trad. En roumain Andreea Lazăr ; avant-propos Marius Lazăr, Cluj: Editura Institutul pentru studierea problemelor minorităţilor naţionale ; Kriterion, 2010, p. 24.

15 Les partis qualifiés d’extrémistes, tels le Parti de l’unité nationale roumaine et celui de la Grande Roumanie auxquels a appartenu G. Funar n’ont pas le monopole du « parti roumain ». Chaque fois qu’ils peuvent tirer quelque profit, les partis dits libéraux et le Parti social-démocrate (ex-communiste) s’en réclament à leur tour.

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