Quel
avenir pour les Hongrois de Transylvanie ?
l’analyse
de Rogers Brubaker
Accompagné
de trois jeunes collègues, un Américain familiarisé avec la
région, Jon Fox, une Roumaine de langue maternelle hongroise, Margit
Feischmidt, et une autre Roumaine de langue maternelle roumaine,
mais parlant aussi le hongrois, Liana Grancea, le sociologue Rogers
Brubaker a procédé à une enquête de terrain ayant comme cadre
Cluj, en hongrois Kolozshvar, ville faisant office de capitale en
quelque sorte de la Transylvanie, province hongroise pendant la
période allant du compromis austro-hongrois de 1867 à la Première
Guerre mondiale, roumaine entre les deux guerres, hongroise pendant
la Seconde Guerre et à nouveau roumaine depuis. Il s’agit,
précise-t-il d’emblée, non pas d’un livre sur Cluj mais sur la
politique nationaliste et l’ethnicité telles qu’elles se
laissent appréhender à partir des réalités observées dans cette
ville pendant la période 1995-2001. Autrement dit, son propos ne se
limite pas à Cluj mais concerne aussi la Transylvanie tout entière
et en règle générale la problématique liée à ce que l’on
appelle en Europe centrale les minorités nationales dans leurs
rapports avec la nation majoritaire dans l’Etat où elles se
trouvent et à la nation de l’Etat voisin dont elles se réclament.
Cette
enquête débouche sur une analyse qui conduit à des conclusions qui
vont à rebours non seulement des discours nationaux hongrois et
roumain mais aussi de la plupart des récits journalistiques, des
diagnostics des politistes et autres considérations émanant des
personnalités de tous bords qui ont été amenés à s’exprimer
sur le sujet.
Pour
R. Brubaker, « l’ethnicité n’est pas une chose, un
attribut, une sphère distincte de la vie, mais une manière de
comprendre et d’interpréter l’expérience, une manière de
parler et d’agir… De même, la nationalité n’est pas un fait
ethnoculturel, mais la charpente ou le cadre d’une vision, un
idiome culturel, une revendication politique. »1.
Les deux sont étudiées non seulement dans la multitude des formes
et des voies publiques (commémorations, pèlerinages, etc.) ou
privées (correspondance, pratiques sociolinguistiques, etc.) à
travers lesquelles elles se manifestent mais aussi dans des registres
temporels multiples.
Le
nationalisme « nationalisant » à l’œuvre en
Transylvanie :
un
regard anthropologique sur une histoire trop souvent malmenée
Une
des premières choses qui surprend est la clarté avec laquelle R.
Brubaker fait le point sur les effets « nationalisants »
des nationalismes d’État hongrois et roumain à l’oeuvre en
Transylvanie depuis le milieu du XIXe siècle2.
Il le fait à partir de données historiques connues pour la plupart
mais qui, croisées avec une multitude d’autres données et
présentées dans une perspective partisane, donnent une image
brouillée de cette période. En effet, à chaque changement de
souveraineté sont mises en route des politiques et des pratiques de
nationalisation s’efforçant de rattacher la Transylvanie tour à
tour à une Hongrie « unitaire et indivisible » puis de
l’État nation roumain3.
Dans
le premier cas, le « cœur de la nation » hongroise était
politiquement, économiquement, socialement et culturellement fort
mais démographiquement faible, mis à part en ville. En
Transylvanie, sur l’ensemble de la population les Roumains
représentaient 53,8 %, les Hongrois 31,6 % en 1910. L’objectif
politique du nationalisme était donc de renforcer la base
ethno-culturelle du cœur de la nation à travers l’assimilation. Le
problème était que le gros de la population se trouvait en ce temps
à la campagne et que l’assimilation n’a donné les résultats
escomptés que dans certains cas, parmi les Juifs par exemple, mais
pas parmi les Roumains. On peut donc conclure que ces tentatives se
sont soldées plutôt par un échec. Dans le deuxième cas,
l’entre-deux-guerres, le « cœur de la nation »
roumaine était démographiquement fort, à l’exception des villes,
mais politiquement, économiquement, socialement et culturellement
faible. Il fallait donc agir pour renforcer le pouvoir politique,
économique, social et culturel de la nouvelle nation titulaire
plutôt que de rechercher l’assimilation des non-Roumains.4
Les résultats des actions entreprises ont été plus probants, mais
sommes toutes assez modestes si on laisse de côté le domaine
politique. En effet, sur le plan politique, les choses ont vite
changé de fond en comble dans cette province avec notamment le
départ ou l’éviction des fonctionnaires hongrois et les
changements structurels opéré dans d’autres domaines par le
nouveau pouvoir législatif et administratif. Les Roumains ont
certes renforcé leur présence en ville en passant de 17,7 % en 1910
à 34, 4 % en 1930 - alors que les Hongrois passaient de 64,6 % à
44,9 % - mais sans devenir majoritaires pour autant. En matière
d’éducation, le roumain a remplacé le hongrois à partir du
secondaire ce qui permit une hausse significative du niveau de
scolarisation de ceux qui avaient le roumain comme langue maternelle.
Bien implantées et bien encadrées, les écoles confessionnelles
hongroises continueront cependant de jouer un rôle non négligeable
dans la transmission de la langue et l’éducation des enfants
hongrois. 52 % d’entre eux les fréquentaient pour l’enseignement
élémentaire5.
Le hongrois s’est relativement bien maintenu, en sorte qu’il
restera souvent la langue de communication en milieu urbain pendant
les vingt-deux ans d’administration roumaine6.
Le retour brutal de l’ancien régime lors de la prise de contrôle
du nord de la province par la Hongrie entre 1940 et la fin de la
guerre marquera certes les esprits, si on pense notamment au choc
provoqué par les mouvements de population et les représailles qui
s’ensuivirent, mais durera trop peu pour avoir un impact durable.
La
période communiste : avancées institutionnelles, ravages de
l’industrialisation/urbanisation massives et « génocide
culturel »
Des
changements nettement plus substantiels surviendront sur le plan
national après l’arrivée des communistes au pouvoir. Ils
n’étaient pas forcément recherchés, dans un premier temps tout
au moins, si l’on pense aux conséquences de l’industrialisation
et de l’urbanisation surtout mais aussi aux changements survenus
dans d’autres domaines tel l’enseignement. Désormais
l’enseignement en hongrois y compris après le niveau secondaire et
jusqu’au niveau universitaire sera assuré et la minorité
hongroise jouira de toute une série de droits culturels. Il
s’agissait là d’un changement de taille par rapport à
l’entre-deux-guerres. Cependant, l’expropriation en 1948 des
écoles confessionnelles et la cessation de l’enseignement primaire
qu’elles dispensaient allaient être mal vécue par nombre de
Hongrois parce qu’il s’agissait d’un dispositif institutionnel
clé pour l’autoreproduction ethnique, fait remarquer RB7.
Progressivement,
certains « acquis » de l’immédiat après-guerre ont
été abolis. Par exemple, en 1959, l’université hongroise Bolyai
a été intégrée à l’université roumaine, tandis qu’en 1968
la Région autonome hongroise, fondée en 1952, a été dissoute,
rappelle R. Brubaker qui qualifie cependant d’« exagérations
grotesques » l’accusation de génocide culturel portée par
certains à propos des années 1970 et 1980. Sans doute il y a eu
homogénéisation brutale et rhétorique virulente anti-hongroise
mais, si elles ont été affaiblies, les institutions (écoles,
maisons d’édition, centres culturels, presse…) assurant la
reproduction de la minorité hongroise sous les régime national
communiste n’ont pas été détruites pour autant. Ce sont ces
institutions qui ont permis, au lendemain de la chute de Ceauşescu,
l’émergence d’organisations ethnopolitiques hongroises
efficaces, et assuré le succès du futur « parti hongrois »,
l’Union démocratique des Magyars de Roumanie, structure regroupant
des associations culturelles, caritatives, religieuses,
éducationnelles…8.
L’après-Ceauşescu
Toujours
est-il qu’en 1992 les Roumains grimpaient de 58,2 % (sur l’ensemble
de la population de Transylvanie) et de 34,4 % (pour ce qui est de la
population urbaine) en 1930 à 73,6% et 75,6%, alors que les Hongrois
passaient de 26,7% et de 44,9% à 20,8% et 20,3 %. Dix ans plus tard,
cette tendance continuera de s’accentuer au même rythme. Sans
doute, diverses interventions ont pu accentuer les effets de
l’industrialisation/urbanisation sur la population hongroise, sans
changer cependant grand-chose à la tendance générale.
L’enquête
proprement dite a eu lieu entre 1995 et 2001, pendant une période où
la ville de Cluj était quotidiennement assaillie par les
provocations de son maire Gheorghe Funar, élu en février 1992, en
poste jusqu’en juin 2004. Son successeur fera quelques ouvertures
envers ses administrés hongrois et mettra fin à ses initiatives
provocatrices. Cependant, comme le rappelle l’auteur dans son
Epilogue, pour la plupart des habitants de la ville, y compris et
surtout Hongrois, l’expérience de l’ethnicité de tous les jours
n’a pas changé avec le départ de G. Funar. « Quand elle est
véhiculée par des revendications politiques ou symboles,
l’ethnicité est facile à voir, même trop facile à voir »,
écrit-il à propos de la rhétorique incendiaire de Funar et des
contre-revendications de certains Hongrois. « De l’extérieur,
il est facile de voir les drapeaux et les signes tricolores roumains
(implantés de manière ostentatoire par le maire nationaliste un peu
partout dans sa ville), ce qui est plus difficile de voir c’est
comment ces drapeaux sont vus ou ne sont pas vus par les habitants
ordinaires de Cluj. »9
Envisagées dans cette perspective, les interactions saisies dans la
vie de tous les jours sur le plan langagier, institutionnel ou encore
politique conduisent à des analyses d’une rare subtilité qui font
que ce livre restera longtemps une référence en la matière.
Dans
l’Epilogue, R. Brubaker critique ceux qui, à l’heure de la
globalisation et de l’Union européenne, soutiennent que
l’Etat-nation n’est plus capable d’imposer sa politique de
nationalisation, d’homogénéisation de sa population, et pensent
que ceci favorisera le maintien et même l’affirmation croissante
de l’identité ethnique des minorités et des diasporas. C’est
tout le contraire qui se passe avec une minorité historique, bien
implantée, active, comme les Hongrois de Roumanie. « Le déclin
absolu et relatif de la population hongroise de Cluj et des autres
villes de Transylvanie10
a été accéléré après 1989, malgré l’affaiblissement des
pressions nationalisantes de l’Etat roumain et le renforcement
substantiel du monde hongrois. »11
« La
littérature concernant les droits des minorités a accordé une
attention soutenue aux politiques et aux cadres légaux de
nationalisation et de reproduction ethnique. Elle a accordé en
revanche trop peu d’attention aux processus sociaux tels que la
dynamique de la migration, de l’intermariage, de l’usage de la
langue, du choix scolaire et de l’identification ethnonationale au
sein des familles mixtes ».12
Le monde hongrois est largement auto-reproductif, mais pas
complètement. Les processus sociaux qui ronge le monde hongrois
n’ont pas grand-chose à voir avec le nationalisme roumain,
l’érosion a progressé même si le nationalisme roumain a
faibli. »13
C’est
une ironie de l’histoire, dans une région riche dans ce genre
d’ironies, que de constater que la nationalisation d’une région
de frontière multiethnique, polyglotte et multiconfessionnelle
continue même lorsque les théoriciens du postnationalisme et du
transnationalisme célèbrent la mort de l’Etat nation.
Ce
jugement est suffisamment argumenté pour être pris en compte et
discuté indépendamment des réserves que l’on peut formuler, et
il m’a paru intéressant de le présenter. Il serait, par exemple,
intéressant de faire une enquête auprès des habitants des villages
et des petites villes du pays sicule, où la situation n’est pas
tout à fait la même que celle qui prévaut dans une ville Cluj. Ou
encore : les pressions psychologiques exercées par l’Etat
« nationalisant » et la société roumaine, cette
dernière surtout après 1989, sont difficilement quantifiables et
pas toujours repérables et il faudrait probablement en tenir
davantage compte.
« Le
risque pour ce genre de travail est qu’il devienne lui-même partie
prenante dans les disputes qu’il entend éclairer et non pas
entretenir, fait remarquer l’auteur de l’avant-propos à la
traduction roumaine de ce livre qui s’adresse, précise-t-il autant
aux nationalistes qu’aux antinationalistes »14.
Le problème est que dans la région les antinationalistes sont peu
nombreux tandis que les nationalistes, roumains et hongrois, ne
manqueront pas de suspecter R. Brubaker de parti pris en faveur de
leurs concurrents. Accepter le « verdict » de R. Brubaker
ce serait un désaveu cinglant pour les deux : les Roumains se
verraient privés des raisons qui alimentent la peur sur laquelle
repose leur nationalisme exclusiviste poussé jusqu’à l’absurde
tandis que le soutien indéfectible aux propositions à la fois
irréalistes et démagogiques du « parti hongrois »
prendrait un coup et limiterait la tendance des Hongrois à
l’auto-exclusion. Faut-il encore rappeler que le climat de tension
actuel entretient des formes de pathologie dans la vie de tous les
jours qui font plus de dégâts que les affrontements rhétoriques
cycliques opposant les ténors des deux partis nationaux15
et même les explosions de violence, heureusement assez rares, depuis
les affrontements « interethniques » provoqués par les
services de l’ancienne Securitate en mars 1990 à Târgu Mureş
(Marosvásárhely)
qui se sont soldés par 5 morts ?
Nicolas
Trifon
Le
20 sept. 2015
1
Nationalist
Politics and Everyday Ethnicity in a Transylvanian Town/Rogers
Brubaker, Margit Feischmidt, Jon Fox, Liana Grancea, Princeton :
Princeton University Press, 2006, p. 358.
2
R.
Brubaker
ne se réfère que très rarement à la « nation »
préférant utiliser les notions de nationalness
et nationalhood
(nationalité), son objectif étant plutôt d’analyser le
« nationalisme sans la nation ». Pour ce qui est du
nationalisme, il met l’accent sur son aspect « nationalisant »,
à travers notamment l’Etat. Enfin, il ne s’intéresse à
l’histoire qu’à partir de la révolution de 1848 quand
s’esquisse le projet politique national hongrois.
3
Nationalist
Politics…, op. cit.
p. 62
4
En
Roumanie, on s’est contenté en général de « renationaliser »
les personnes que l’on estimait qu’elles avaient été
dénationalisées. Nationalist
Politics…, op. cit.
p. 69-70.
5
Id. p. 76
6
Id. p. 76.
7
Id. p. 83-84
8
Id. p. 88. Pourtant, dans l’élan révolutionnaire de décembre
1989, on a pu entrevoir des signes de réconciliation. A l’annonce
de la mort du dictateur, raconte R.
Brubaker,
des Hongrois ont entonné à leur tour Desteaptă-te
române ! (Eveille-toi Roumain). Subitement, l’ethnicité a
été éclipsée par d’autres identifications. Ecrit en 1848, ce
poème, l’hymne roumain actuel, appelait à l’origine à se
soulever contre la tyrannie des Habsbourgs et des Hongrois. Cette
fois-ci, en décembre 1989, c’est de la tyrannie communiste qu’il
était question, et ceux qui étaient appelés étaient les Roumains
comme citoyens : les Hongrois avaient donc toute leur place !
Cela ne durera pas. (Id. p. 122)
9
Id. p. 358.
10
En dix ans, entre 1992 et 2002, le pourcentage des Hongrois de Cluj
comme de l’ensemble des villes de Transylvanie est passé de 22,8%
et 20,3% à 19,0% et 18,3%.
11
Nationalist
Politics…, op. cit..
p. 368.
12
Id. p. 372
13
Id. p. 373
14
Politică
naţionalistă şi etnicitate cotidiană într-un oraş
transilvănean/trad.
En roumain Andreea Lazăr ; avant-propos Marius Lazăr, Cluj:
Editura Institutul pentru studierea problemelor minorităţilor
naţionale ; Kriterion, 2010, p. 24.
15
Les partis qualifiés d’extrémistes, tels le Parti de l’unité
nationale roumaine et celui de la Grande Roumanie auxquels a
appartenu G. Funar n’ont pas le monopole du « parti
roumain ». Chaque fois qu’ils peuvent tirer quelque profit,
les partis dits libéraux et le Parti social-démocrate
(ex-communiste) s’en réclament à leur tour.
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